Dix ans après sa sortie, Random Access Memories, le quatrième et ultime album studio du duo électronique, bénéficie d’une édition-anniversaire incluant un disque bonus. Au menu : 35 minutes de musique inédite aux formats triple-vinyle, double-CD et pour la première fois, l’album original proposé en version Dolby Atmos. Dans les coulisses de l’album-phénomène récompensé par cinq Grammy Awards.
Sous un soleil de plomb, deux robots marchent dans le désert. L’un d’entre eux s’arrête, se défait de sa veste et révèle un mécanisme d’autodestruction. Son partenaire l’enclenche, un compte à rebours apparaît, suivi d’une explosion. Le message suivant s’affiche ensuite à l’écran : « 1993-2021 ».
Le 22 février 2021, les fans de Daft Punk accusent le coup en découvrant la vidéo funestement intitulée « Epilogue » : d’un commun accord, le plus célèbre duo électronique de tous les temps annonce sa retraite. Avec près de dix millions d’albums écoulés à travers le monde et une série de hits internationaux, dont les incontournables « Da Funk », « Around the World » et « One More Time », Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo ont marqué l’histoire du genre. Les parangons de la French Touch laissent également derrière eux quatre albums studio, célébrés de Versailles jusqu’aux dancefloors de la planète électro. En se séparant après 28 ans d’activtité, Daft Punk fait de Random Access Memories son épitaphe.
Humains après tout
Six ans plus tôt, c’est sur scène que Daft Punk s’était illustré. Point d’orgue de leur tournée mondiale Alive, le concert du 14 juin 2007 au Palais-Omnisports de Paris-Bercy semblait constituer un palier infranchissable pour le duo. Après celle qui illustrait leur show épique, quelle autre pyramide conquérir ? Pas de répit pour Thomas Bangalter, qui déclare à l’époque :
« On ne va pas faire de pause, mais continuer à créer de la musique et des images. C’est une époque très excitante du point de vue de la communication et de la redistribution. L’autodestruction de l’industrie du disque enlève une grande dimension commerciale et mercantile à la musique. Bien sûr, cela pose d’importants problèmes économiques, mais une des conséquences positives, c’est qu’on se recentre sur les qualités artistiques de la musique. Il n’y a plus ce discours de « morceaux commerciaux », car le commerce n’existe plus. Le marché n’existe plus non plus. Les gens sont aujourd’hui plus en mesure d’apprécier la musique au-delà de toute considération économique. Les charts ne seront plus garants sur qui aura le plus d’impact musicalement ou culturellement. Il est possible de revaloriser la création en la sortant de l’industrie. »*
Loin de se reposer sur ses lauriers, le duo retourne en 2008 dans son studio parisien, situé non loin des rives de la Seine, pour travailler à son quatrième album. Au cours des six mois qui suivent, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo enregistrent une série de maquettes. Cependant, leur traitement 100% électronique basé sur l’utilisation de boucles et de samples ne satisfait pas le duo. Ce travail préparatoire est temporairement mis de côté durant les séances de la bande-son du film Tron : Legacy, qui sortira sur les écrans en 2010, puis Daft Punk ré-examine ses démos en établissant un dogme : leur prochain album sera entièrement organique, enregistré en compagnie de musiciens chargés de jouer les parties habituellement recréées par les échantillonneurs et les programmations virtuelles.
Casting Stellaire
Nile Rodgers, le légendaire producteur et guitariste du groupe Chic, formation phare du disco à la fin des années 1970, est une des premières figures à rejoindre le projet. Au-delà de leur passion commune pour le groove millésimé, Nile Rodgers partage également avec Daft Punk un certain goût de l’anonymat – les robots sans identité rencontrent les hitmakers sans visage de David Bowie, Madonna et bien d’autres.
« Je suis sûr qu’avant notre rencontre, Thomas et Guy-Manuel avaient dû lire des articles sur Chic, raconte Nile Rodgers. On voulait que notre musique soit célèbre, mais pas nous. Lorsqu’ils sont venus chez moi avec les maquettes de Random Access Memories, j’avais l’impression d’entendre ma propre histoire ! »*.
Aux côtés de Pharrell Williams, Chilly Gonzales, du multi-instrumentiste Panda Bear, de Julian Casablancas, le chanteur des Strokes, de Todd Edwards et de Paul Williams, l’éternel Swan du Phanthom of the Paradise de Brian de Palma, une autre légende du disco ne tarde pas à compéter ce casting stellaire : Giorgio Moroder, parrain de l’electronica grâce aux versions longues révolutionnaires de « Love to Love You Baby » et « I Feel Love » interprétés par Donna Summer.
« J’adore Daft Punk. C’est la musique que j’aime et celle que je voulais développer »
déclare le producteur, dont la contribution vocale sera une des pièces maîtresses de Random Access Memories. *
Épopée technologique
Dans le plus grand secret, l’album est enregistré des deux côtés de l’Atlantique, entre Los Angeles, New York et Paris, de 2008 à 2012. Pour concrétiser leur vision musicale où les sonorités west-coast croisent les pulsions disco-funk, Daft Punk a recruté une section rythmique de rêve constitué du batteur Omar Hakim (Miles Davis, Sting, David Bowie) et de Paul Jackson, Jr., bassiste cinq étoiles entendu, entre autres, chez George Benson et sur le Thriller de Michael Jackson.
En studio, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo cisèlent les couleurs des voix, des sections instrumentales et s’adonnent à d’audacieuses idées conceptuelles. Dans « Giorgio By Moroder », le duo a l’idée de transformer une interview du producteur en épopée technologique en capturant chaque décennie évoquée par Giorgio Moroder par leur modèle de micro correspondant. Les autres intervenants bénéficient également de compositions sur mesure, du piano mélancolique de Chilly Gonzales sur « Within » aux cordes hollywoodiennes entourant la voix de Paul Williams sur le luxuriant « Touch ».
Titre central de Random Access Memories, « Get Lucky » est né d’une démo au piano Wurlitzer, avant d’être enrichie par les accords très Chic(s) de la guitare de Nile Rodgers. Perfectionniste acharné, Pharrell Williams – qui interprète également « Lose Yourself To Dance » dans l’album – enregistre ensuite une interminable série de prises vocales avant d’obtenir le résultat souhaité.
Au printemps 2013, un teasing de 15 secondes de « Get Lucky » est diffusé dans l’émission comique américaine Saturday Night Live. Quelques jours plus tard, au Festival de Coachella, une courte bande-annonce révèle la présence de Pharrell Williams et Nile Rodgers sur le nouveau single de Daft Punk, dont la sortie est prévue le 19 avril. « Il est possible de revaloriser la création en la sortant de l’industrie », disait Thomas Bangalter. En tournant le dos au marketing global et en choisissant de restreindre la promotion à une poignée de cibles stratégiques, Daft Punk s’apprête à créer un raz-de-marée.
Mémoire retrouvée
Encensé par la critique et propulsé par le succès de « Get Lucky », Random Access Memories est un véritable triomphe artistique et commercial. Quelques voix discordantes déplorent toutefois la nouvelle orientation organique et délibérément tournée vers les années 1970 des Daft Punk, au détriment de sa marque de fabrique electro-house. « Dans la musique et dans toutes les formes d’art en général, le recyclage est toujours d’actualité, déclare Nile Rodgers. Avant la sortie de « Get Lucky », personne n’aurait imaginé que Daft Punk allait sortir un album aussi organique. Dans un titre comme « Lose Yourself to Dance », il n’y a qu’une guitare, une basse, une batterie, une voix et des handclaps, beaucoup de handclaps ! » *.
Dès sa sortie le 17 mai 2013, l’album se classe en tête des charts dans plus de vingt pays, dont les Etats-Unis, où il décroche la première place du Billboard.
L’année suivante, Random Access Memories remporte cinq Grammy Awards, dont celui meilleur album. Lors de la cérémonie, Daft Punk créé l’événement en interprétant « Get Lucky » en présence d’un super-groupe incluant Pharrell Williams, Nile Rodgers et Stevie Wonder, venu souffler une partie d’harmonica en special guest. Cette performance historique est aussi une des toutes dernières du duo, qui renoncera à se lancer dans une profitable tournée mondiale.
Best-seller certifié écoulé à plus de trois millions d’exemplaires à travers le monde, Random Access Memories est aussi le chant du cygne discographique de Daft Punk. Dix ans après sa parution initiale, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo retrouvent la mémoire avec une édition anniversaire proposant 35 minutes de musique inédite. Cette sélection comprend des works in progress, parmi lesquels le prototype de « Get Lucky » et les expérimentations de vocodeur de « Lose Yourself to Dance » et des versions longues retraçant l’évolution de « Give Life Back To Music » et « Fragments of Time ».
Random Access Memories 10th Anniversary est disponible depuis le 12 mai aux formats triple-vinyle, double-CD et pour la première fois en version Atmos sur les plateformes dédiées. Dansons avec les Daft one more time ?
*Entretiens avec l’auteur.
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