Si Pharrell Williams est devenu un habitué de la Fashion Week, contribuant à celle-ci avec diverses collections prestigieuses pour les grandes marques de haute couture, il reste avant tout un des architectes du son contemporain, au sens le plus large du terme : Aussi bien capable d’habiller Britney Spears de mélodies en forme de hits pop que de fournir à des artistes de rap hardcore, comme Ol’ Dirty Bastard, des beats hip-hop de très haute tenue. Difficile de ne choisir que cinq albums dans une discographie aussi touffue que celle de Pharrell, mais Le Rewind n’a peur de rien. Voici donc un Top 5 totalement subjectif qui témoigne de l’éclectisme de ce sound designer d’exception.
Ol’ Dirty Bastard – Nigga Please (1999)
Rewind number one, c’est l’album solo du rappeur le plus dingo de Staten Island, le joker du Wu-Tang Clan, ODB aka Ol’ Dirty Bastard, Nigga Please. Second album de ce rappeur parti trop tôt, ce disque est un cocktail foutraque qui part dans toutes les directions, et c’est ce qui fait son charme. ODB est aussi à l’aise sur une production de RZA comme « Gettin’ High » que sur un banger signé Pharrell, comme le fabuleux « Got Your Money » featuring Kelis.
Celui qui a relooké le son de Britney Spears et lui a offert l’imparable « I’m A Slave 4 U » (son premier numéro 1 mondial) est ici le trait d’union entre le rap hardcore et le format pop. Avec trois sons signés Neptunes (le groupe de Pharrell avec Chad Hugo), Pharrell montre son expertise dans le domaine du rap. Car s’il est avant tout considéré aujourd’hui comme un producteur pop, ses collaborations avec les rappeurs ne date pas d’hier.

On rappelle quelques-uns des hits hip-hop à son palmarès : « Number One » avec Kanye West, « That Girl » avec Snoop Dogg et Charlie Wilson, « Ain’t No Doubt About It » pour The Game featuring Justin Timberlake, « Feds Watching » avec 2Chainz, « #Twerkit » pour Busta Rhymes et Nicki Minaj, « G Shit » pour T.I. & Jeezy, « Peaches N Cream » pour Snoop Dogg et Charlie Wilson, « California Roll » avec Snoop et Stevie Wonder, « Surfin’ » avec Kid Cudi, « OMG » pour Vic Mensa feat Pusha T, « Stir Fry » pour Migos, « Uno Mas » avec N.O.R.E. et « Apeshit » pour The Carters (Jay Z & Beyoncé). Ce qui n’empêche pas un goût pour la pop à l’ancienne, comme en témoigne sa reprise de « I Saw Her Standing There » des Beatles lors de la cérémonie des Grammys en 2004, avec Sting et Dave Matthews.
Kelis – Kaleidoscope (1999)
Rewind 2, et c’est une femme qui s’impose avec un album paru en 1999, Kaleidoscope. Kelis Rogers a tout juste 20 ans quand elle sort cet album intégralement produit par les Neptunes (Pharrell et son compadre Chad Hugo), dont le haut fait reste le single hystérique et surpuissant « Caught Out There », avec son refrain mantra « I hate you so much right now ». La couverture est spectaculaire, Kelis y pose les yeux fermés tournés vers le ciel, peinte avec des tatouages de fleurs de lys aux couleurs Desigual, les cheveux en coupe afro rousse avec raie au milieu.
Les quatorze chansons de ce premier opus recueillent des critiques positives venues de tous horizons : Jaime Sunao Ikeda estime que « Si la comparaison avec Neneh Cherry est inévitable, Kelis a su trouver sa propre niche, avec un talent indéniable ». De son côté, Music Week pense qu’il « ne faut pas se concentrer exclusivement sur “Caught Out There” car le talent de Kelis est palpable sur l’intégralité de l’album ». L’hebdomadaire britannique New Musical Express, pourtant connu pour ses jugements tranchants, n’est pas en reste : « Kaleidoscope est une œuvre futuriste et visionnaire de R&B, funk, soul et rap, infusé d’une spiritualité inspirante et psychédélique rarement vue mais dont on a désespérément besoin en cette époque cynique. S’il existe un meilleur premier album cette année, qu’il se fasse connaitre. On a besoin de plus d’albums de cette carrure ». Le mensuel anglais Q n’est pas en reste : « Cet album balance des punchs à la Mike Tyson et témoigne d’une confiance en soi sur chaque beat. Kaleidoscope n’est pas seulement un album prometteur, c’est un album inspiré ».

Une avalanche de critiques positives qui a certainement aidé au succès relatif de ce premier album, dont furent extraits trois singles et qui obtint la certification or en Grande-Bretagne (mais pas aux USA). Pourtant, le travail remarquable de Pharrell et Chad n’empêcha pas Kelis d’émettre quelques sérieuses réserves. En 2020, alors qu’elle s’apprêtait à effectuer une tournée mondiale célébrant les 20 ans de ce premier album, son interview au quotidien The Guardian révélait les dessous de cette collaboration.
Extrait : « J’avais 19 ans (lors de l’enregistrement, ndr) et je pensais être dans un safe space créatif aussi beau que pur, mais ça ne s’est pas terminé comme ça. On m’a dit que les bénéfices seraient divisés en trois, 33/33/33, et ça n’a pas été le cas. On m’a menti et je me suis fait avoir ». Kelis affirme également ne pas avoir touché d’argent avec ses deux premiers albums (le second étant Wanderland, également produit par les Neptunes), mais ne pas s’en être aperçu tout de suite car elle gagnait de l’argent avec ses tournées. « Le fait que je ne sois pas pauvre me suffisait, et après on m’a dit “Oui, mais tu as signé”. Oui, j’ai signé sur la foi de ce qu’on m’avait promis et j’étais trop jeune et trop idiote pour vérifier et relire le contrat ».
Pour son troisième album, Tasty, Kelis s’entoure d’autres producteurs en plus des Neptunes (qui y signent le hit « Milkshake »), ce qui semble-t-il les a agacés. Fin de l’histoire ? Presque : Des années plus tard, lors d’une cérémonie showbiz, Kelis est dans la salle et Pharrell monte sur scène. Kelis : « Et là, il a fait ce qu’il avait l’habitude de faire, il m’a lancé un regard comme s’il y avait un respect mutuel alors qu’en fait… Bon, je n’allais pas faire un esclandre et hurler “Tu m’as volé mes royalties !” alors j’ai fait un petit signe de la tête et tout le monde s’est dit que c’était cool. Peu importe ». Et quand la journaliste du Guardian lui demande si elle compte collaborer à nouveau avec Pharrell, la réponse est cinglante : « Hum, arrivé à un certain point, il y a une différence entre avoir la foi et juste être stupide ». Kelis n’a jamais retravaillé avec Pharrell.
Elle a depuis enregistré plusieurs albums, dont le plus récent, Food, est sorti en 2014 sur le label électronique anglais Ninja Tune, mais n’a jamais plus grimpé dans les charts comme elle le fit avec « Caught Out There » et « Milkshake », tandis que Pharrell produisait pour des dizaines d’artistes féminines dont Gloria Estefan, Leah LaBelle, Nicki Minaj, Azealia Banks, Jennifer Hudson, Paloma Faith, Alicia Keys, Kylie Minogue, Gwen Stefani, Clara Delevingne, Camilla Cabello, All Saints, Angie Stone, Shea Seger, Angie Martinez, Hikaru Utada, Foxy Brown, Latrelle, Nivea, Britney Spears, Alana Davis, Faith Evans, Beyoncé, TLC, Toni Braxton, 702, Liz, Bia, Maxine Ashley, Lion Babe, Koryn Hawthorne, Mia Z, Janelle Monae, SZA, Justine Skye, Tamar Braxton, Ariana Grande, Anitta, Megan Thee Stallion, Kehlani, Erica Banks, Doja Cat, Ashnikko, Snoh Aalegra, Solange, Mariah Carey, Missy Elliott, Shawnna, Ciara, Uffie, Shakira, Rye Rye, Yuna, M.I.A., Rosalia et Madonna.
Justin Timberlake – Justified (2002)
Rewind 3, avec un artiste qui fit ses classes chez Disney avant de devenir le leader du boys band Nsync puis de s’affirmer en solo. On parle bien sûr de Justin Timberlake, dont la carrière solo démarra avec Justified, enregistré en six semaines avant la séparation de son groupe. Les productions de ce disque qui se veut plus adulte que les amourettes R&B de Nsync sont l’œuvre de Timbaland et des Neptunes, ces derniers décrochant sept titres, dont trois des quatre singles extraits de l’album, « Like I Love You », Rock Your Body » et « Senorita ». Mais c’est le single produit par Timbaland, « Cry Me A River », qui raflera la mise et vaudra à Justin un Grammy Award (Meilleure performance vocale masculine) et deux MTV Video Music Awards (Meilleure vidéo masculine et meilleure vidéo pop).
C’est en écoutant Earth Wind & Fire en voiture que Pharrell, Chad et Justin se mirent d’accord sur l’ambiance musicale souhaitée pour cet album crucial. EW&F est une référence absolue pour Pharrell, qui en parlait ainsi en 2010 au quotidien british The Guardian : « J’ai littéralement été élevé par Earth, Wind & Fire. “Can’t Hide My Love”, sur l’album Gratitude, a été la première influence musicale de ma vie. Ma mère et mon père jouaient tout le temps cette chanson quand j’étais gamin. Ça m’a amené à changer, et je pense que c’est ce morceau qui a fait de moi un chanteur. En vérité, c’est EW&F qui a fait de moi ce que je suis, point à la ligne ! C’est de la musique pour faire des bébés, mec ! »

Ne souhaitant pas s’appuyer exclusivement sur le sampling et dans le but de produire un son original, les trois artistes s’inspirèrent également de deux albums iconiques signés Michael Jackson, Off The Wall et Thriller. Chad Hugo s’en est expliqué au micro de MTV : « On voulait retrouver le mood de ces chansons classiques et hors du temps, sans ce style bling-bling rentre dedans du nouveau R&B. On a pris des éléments du passé et du présent ». Pour Pharrell, la Jackson connexion était encore plus évidente : « Je me rappelle avoir vu Michael à la télé quand j’étais vraiment très jeune, au moment où il a sorti “Shake Your Body (Down To The Ground)”. A-t-il influencé mon style vocal ? Je ne peux pas chanter comme lui. Mon style vocal, c’est un mix de tout ce que j’ai pu y incorporer. L’album Thriller aussi a changé ma vie, “Billie Jean” a changé ma vie. Les chansons de Justified que j’ai écrites pour Justin étaient à l’origine destinées à Michael Jackson, même si on les a un peu modifiées. Je l’ai dit à Michael et il m’a fait “Non c’est pas vrai ! C’est tellement merveilleux !” et il me les a chantées en mode Justin. Il pouvait chanter exactement comme Justin, et comme R. Kelly aussi. Michael était un des performers les plus incroyables de tous les temps, et il était aussi un fabuleux beat boxer ».
On a beaucoup évoqué la rupture de Justin avec Britney Spears comme source d’inspiration de certains lyrics, et les Neptunes ont confirmé que cette séparation des deux teen idols a été un des moteurs qui ont conduit Justified à être ce qu’il est, un disque d’amour mais aussi de rupture.
Avec sept semaines en pole position des charts anglaises et plus de douze millions d’exemplaires vendus à travers le monde, Justified marquait l’entrée de Justin dans la cour des grands en tant qu’artiste solo, et même le « nipplegate » de Superbowl n’a pas terni son image : En février 2004, sur la scène du gigantesque stade de Houston, Justin chante « Rock Your Body » en duo avec Janet Jackson. La performance est retransmise en live sur la chaine CBS devant 140 millions de téléspectateurs. Or, au moment où Justin chante « Better have you naked by the end of this song » (Tu ferais bien d’être à poil avant la fin de la chanson), Justin tire sur le costume de scène de Janet… Et son téton apparait durant une seconde à l’image. Une maigre seconde générant un scandale national dans l’Amérique prude qui va se venger sur Janet Jackson, dont la carrière sera impactée durant plusieurs années. Elle devait notamment jouer le rôle de la chanteuse Lena Horne dans un biopic produit par ABC, mais a dû y renoncer suite au scandale du téton. Justin, pas très classe, n’a présenté des excuses à sa partenaire qu’en 2021, 17 ans après l’incident. L’absence de conséquences pour Justin lui a valu un surnom : « The Teflon Man ».
The Neptunes – The Neptunes Present… Clones (2003)
Rewind 4, et on retrouve les Neptunes pour un album présentant leurs talents de producteurs avec une flopée d’artistes hip-hop : The Neptunes Present… Clones. Une intro, 18 morceaux dont 6 singles, c’est dire la puissance de cette compilation entièrement faite de morceaux originaux. En effet, ces clones-là sont des poids lourds de l’industrie, avec parmi les guests Jay Z, Ol’ Dirty Bastard, Kelis, Nelly, Snoop Dogg, Busta Rhymes, Ludacris, Super Cat, Vanessa Marquez et The Clipse, le groupe maison des Neptunes. L’album est le troisième à sortir sur Star Trak, le label de Pharrell et Chad, qui avait déjà proposé le premier album de N.E.R.D. en 2001 (In Search Of…) et le premier Clipse en 2002 (Lord Willin’). Le nom du label est évidemment une référence au feuilleton culte Star Trek, et la couverture de ce Clones n’est pas spatiale pour rien !

Le morceau le plus important du package est clairement « Frontin’ » featuring Jay Z, sorti en single. Initialement écrit pour Prince, le track est influencé dans sa rythmique par « In My Life » des Beatles, et quand il sort, Pharrell explique dans plusieurs interviews qu’il n’est pas un chanteur mais un producteur avant tout, et que cette collaboration avec Jay n’est qu’un one shot. En fait, moins de trois ans plus tard, le wonder boy du 21ème siècle sortira son premier album solo, In My Mind, prouvant qu’il était capable d’endosser avec bonheurs toutes les casquettes de l’industrie, allant jusqu’à devenir un power player de la mode via ses multiples collaborations avec des marques aussi prestigieuses que Louis Vuitton, Moncler, Adidas et Chanel. En 2005, le magazine Esquire l’élira même « Best dressed man in the world ».
Pharrell Williams – G I R L (2014)
Rewind 5 et fin, avec le deuxième album solo de Pharrell Williams. G I R L (à écrire en lettres capitales avec DEUX espaces entre chaque lettre, telle était la consigne donnée par Pharrell aux chroniqueurs lors de sa sortie). En 2006, « Skateboard P » (un de ses surnoms inspiré par sa passion pour la planche à roulettes) avait sorti son premier album solo, In My Mind. L’accueil critique fut mitigé et le petit million de copies vendues aux US n’a pas suffi à assurer un retour sur investissement pour l’homme au grand chapeau façon Tata Yoyo. Les featurings y étaient pourtant nombreux, de Snoop Dogg à Kanye West en passant par Gwen Stefani, Nelly, Jay-Z, Pusha T, Slim Thug, Charlie Wilson de Gap Band et même Jamie Cullum. Il n’est pas aisé de passer de l’ombre (enfin, tout est relatif) à la lumière. Mais Pharrell a su être patient. Il a attendu huit ans avant de revenir sous son nom et cette fois, c’était la bonne.

Comme Michael avec Thriller, Pharrell a choisi de sortir un album plutôt court, ouvert sur un large spectre musical. Et comme lui, il choisit des invités emblématiques. Michael invitait l’ex Beatle Paul McCartney ? Pharrell fait venir Justin Timberlake. Le King Of Pop a pompé « Soul Makossa » de Manu Dibango pour « Wanna Be Startin’ Somethin’ » ? P réinvente le tribalisme funky avec l’instrumental percussif de « Lost Queen ». Jackson avait un solo de guitare d’Eddie Van Halen ? Pharrell offre au monde Francesco Yates, un tueur canadien de 17 ans doué comme un requin de studio. C’est lui qui officie sur « Gust Of Wind », le duo avec « les robots » (c’est ainsi que Pharrell appelle Thomas Bangalter et Guy-Manuel De Homem-Christo alias Daft Punk). Nile Rodgers est absent de ces onze titres malgré des parties de guitare qui évoquent son doigté mais sont signées Brent Paschke, du groupe Skymob. Ode à la femme, le hit d’ouverture « Marilyn Monroe » montre que Pharrell est dans sa période bleue, tel un Picasso de l’uptempo signant avec désinvolture des chansons d’une apparente simplicité mais en réalité extrêmement sophistiquées : Des cordes soyeuses en intro (arrangées par Hans Zimmer, avec qui il collabora sur la musique des deux premiers Moi Moche Et Méchant), puis la voix de Pharrell qui lance le beat funky disco.
Miley Cyrus est de la partie sur « Come Get It Bae », en équilibre entre pop et dancefloor, entre avant-garde et mainstream. Dictateur omnipotent de son univers musical, Williams produit, écrit, arrange et interprète l’intégralité de son disque. Et cette fois, ses invités ne sont pas là pour combler un vide, mais bien pour magnifier les morceaux sur lesquels ils apparaissent. Le meilleur exemple est sûrement « Know Who You Are », avec Alicia Keys. Ce reggae arrangé savoureux comme un rhum vieux est un vrai duo sur lequel Alicia prouve une fois de plus l’étendue de son talent de chanteuse. Son « Yeah » à 1’04 fait monter la composition vers la stratosphère, et elle reste quasiment seule en chant lead avant le slight return de Pharrell qui conclut cette balade entre Kingston et Los Angeles. « Happy » est là aussi, histoire de marquer le coup un an après son inclusion dans la BO de Moi Moche Et Méchant 2. Un hit difficile à oublier.
Même sur un simple groove basique comme « Lost Queen », Pharrell trouve le gimmick qui fait décoller le titre, ce « Vroom, vroom » jouissif, le petit détail qui fait la différence. Et la conclusion, « It Girl », est un feu d’artifice agrémenté d’un solo de guitare héroïque.
Avec une certification platine en Angleterre et plus de 600.000 ventes aux États-Unis, G I R L a définitivement prouvé que même en solo, Pharrell Williams est une étoile qui brille dans la nuit des charts du monde entier.













