Un passé brutal en Australie, une nouvelle vie en solo, la tragédie qui frappe à deux reprises et la rédemption par la musique. Tant d’émotions autour d’un artiste d’exception pour ce Rewind consacré à Nicholas Edward Cave, l’homme en noir venu de l’autre côté du rock.
The Good Son (1990)
Et on démarre ce Rewind Nick Cave avec The Good Son, un album presque solaire (toutes proportions gardées bien sûr, on parle de Nick Cave quand même) comparé à son passé au sein de Birthday Party et des deux précédents albums avec ses Bad Seeds. Mais revenons d’abord aux origines : Nick grandit dans l’Australie rurale avant de partir faire des études d’art à Melbourne, deuxième plus grande ville du pays, où il va fonder son premier groupe, The Birthday Party, en 1977.

Si ce groupe dont fit partie Mick Harvey, futur Bad Seed, a démarré l’année du punk, il garde pourtant l’image « post punk » et propose dès ses débuts des textes et des attitudes assez extrêmes, les concerts se terminant souvent dans un chaos humain nourri aux décibels sur la ligne de crête. Le groupe déménage à Londres en 1980, sort le single « Release The Bats » (coécrit par Mick Harvey) sur 4AD, produit par Nick Launay, qui vient de réaliser pour Public Image Limited l’album Flowers Of Romance. « Release The Bats » sera enregistré par John Peel pour une de ses fameuses sessions et deviendra un single important de ce « Goth rock » qui commence à prendre de l’importance.
Après deux albums qui peinent à rencontrer leur public, le groupe devient de plus en plus violent sur scène, les incidents se multiplient et la réputation de « groupe ingérable » s’impose. Nouvel exil, en Allemagne de l’Ouest cette fois, où le batteur Phill Calvert se fait virer et le bassiste Tracy Pew passe par la case prison pour vol et conduite en état d’ivresse (il mourra en 1986 d’une crise d’épilepsie). Le groupe finit par exploser sans avoir rencontré le succès, mais entrera dans la légende et marquera l’histoire du rock kangourou underground.

C’est sur les cendres de ce combo explosif que naitront les Mauvaises Graines, ces Bad Seeds qui accompagneront Nick Cave, sous des line-ups variés, tout au long des quatre décennies à suivre. Ici, on retrouve aux côtés de Nick l’ex-guitariste de Gun Club et des Cramps, Kid Congo Powers, et le bruitiste fou d’Einstürzende Neubauten, Blixa Bargeld. The Good Son, sorti le 17 avril 1990, est déjà le sixième album du groupe, qui suit les très éprouvants Your Funeral… My Trial (1986) et Tender Prey (1988). Dès la pochette, Nick Cave au piano entouré de quatre petits enfants (Les Bad Seeds sont relégués au verso), on sent une vibe plus apaisée, et le titre chanté en Anglais et en Portugais de la première chanson en face A, « Foi Na Cruz », est un indice sur le changement de ton de Nick, qui a réussi sa cure de désintoxication et vit une histoire d’amour intense avec la journaliste brésilienne Viviane Carneiro, qui lui donna un fils, Luke, né en 1991.
Quelques années plus tard, Nick Cave se souviendra avec nostalgie de cette période propre à l’apaisement : « Je pense que The Good Son reflète mes sentiments quand je suis arrivé au Brésil. J’étais assez heureux là-bas, j’étais amoureux et les deux premières années ont été agréables. Le problème que j’ai rencontré, c’est que pour y survivre il faut adopter leur attitude en toute circonstance, ce qui amène à avoir des œillères ».

Le titre le plus important de ce disque magnifique est certainement « The Weeping Song », un dialogue père-fils avec Blixa Bargeld dans le rôle du père et Cave dans celui du fils. La version live enregistrée à Dresden en juin 2009 est dédicacé à Blixa, qui a alors quitté les Bad Seeds. La mort, la douleur, l’indifférence, la tristesse, autant de sentiments mêlés dans ce titre en forme de comptine enfantine. On retiendra aussi « The Ship Song », dont la première phrase (« Come sail your ships around me »), est une référence à la chanson de Birthday Party « Kiss Me Black », avec un feeling apaisé là où la chanson d’origine était un maelström de violence électrique.
Murder Ballads (1996)
On avance le curseur de six ans pour le second Rewind avec Murder Ballads, album qui porte bien son nom puisqu’on y retrouve des chansons de passion amoureuse dont la conclusion est inévitablement le décès de l’un ou l’autre des amants, bien souvent les deux, mais aussi d’autres où seule la mort est présente. Certains morceaux sont issus du patrimoine anglo-saxon, comme cet effrayant « Stagger Lee » qui revisite l’histoire de Lee Shelton, un Afro-Américain mort en 2012 qui passa quatorze ans en prison pour avoir assassiné Billy Lyons le jour de Noël 1865 car ce dernier, pourtant son ami, lui avait volé son chapeau alors que les deux hommes buvaient dans un saloon.

Les premières versions folk de ce fait divers du Wild West nommaient cet anti-héros Stagolee ou Stack-O-Lee. Celle de Nick Cave est menaçante, faite de breaks brisés et de vocaux possédés, Nick assumant le rôle-titre, « I’m the bad motherfucker named Stagger Lee ». Dans la version de Cave, Stagger Lee bute le barman de quatre balles dans la tête et fait de même avec l’amant d’une certaine Nellie Brown, la pute la plus prisée de la ville.
Mais si cet album est un tournant aussi important dans la carrière de Cave, c’est parce qu’il contient un duo hautement improbable qui deviendra un morceau culte, le titre avec Kylie Minogue « Where The Wild Roses Grow ». Le couple Cave/Minogue, l’ex-punk hystérique et l’ex-pop star acidulée qui cartonna avec des hits grand public comme « I Should Be So Lucky » (produit par Stock, Aitken & Waterman), s’avéra être d’une étonnante efficacité, leurs deux voix se mariant à la perfection.
L’histoire ? Elisa Day, surnommée « The wild rose », tombe amoureuse d’un homme qui lui offre des fleurs et finira par lui fendre le crâne avec une pierre et glisser une rose entre les dents de son cadavre, car « toute beauté doit mourir ». Plus tard, Coldplay fera une reprise de cette balade meurtrière avec Kylie Minogue, Chris Martin remplaçant Nick Cave, comme une version lyophilisée et décaféinée de ce morceau empoisonné. Le groupe de métal Kamelot en fera une version sur son album Poetry For The Poisoned et en 2012, une version orchestrale somptueuse sera incluse sur l’album de Kylie The Abbey Road Sessions, avec Nick Cave en guest.

Kylie n’est pas la seule chanteuse sur cet album sanglant, puisque PJ Harvey apparait sur « Henry Lee », version réinventée d’un folk song du 18ème siècle d’origine écossaise, « Young Hunting ». Cette fois, c’est la femme qui assassine son amant avant de le jeter dans un puis profond de plus de 100 pieds. Le « petit oiseau » évoqué dans la version de Cave/Harvey est en référence au texte original où il était l’incarnation de Dieu, qui a vu la femme tuer Henry Lee par jalousie, car il était amoureux d’une autre et a eu la mauvaise idée de l’avouer à sa future meurtrière.
La conclusion de l’album est signée Bob Dylan, dont le fameux « Death Is Not The End » est ici chanté en chœur par un aréopage de stars, PJ Harvey, Kylie Minogue, Anita Lane et Shane McGowan, chanteur des Pogues et soulographe patenté. Curieusement et malgré son titre, ce morceau est le seul de l’album dans lequel personne ne meurt. Cave : « C’était un genre de petite ponctuation amusante du projet. Il y a quelque chose de comique dans cette chanson, même si j’estime que c’est une version splendide ». Une conclusion parfaite à cet album vénéneux, entre cabaret morbide, folk plombé et rock épileptique. Du grand Cave, la conclusion parfaite de cet album inspiré par la grande faucheuse qui témoigne du souffle épique dont son auteur est capable, l’éloignant encore un peu plus du punk rock provoc’ tendance junky qu’il proposait au sein de Birthday Party.
Push The Sky Away (2013)
Rewind 3, Push The Sky Away. Le siècle nouveau s’est installé, avec sa technologie qui transforme les musiciens en nerds des computers, la guitare perdant sa suprématie dans le monde de la pop et même du rock face aux programmes informatiques et aux logiciels de son. C’est le quinzième album du chanteur avec ses Bad Seeds, mais le groupe a été restructuré autour de Warren Ellis, génie fou entre John Cale (pour son goût du violon électrique) et Rick Rubin (pour sa barbe de gourou de secours), principal musicien de ce disque à la pochette superbe dévoilant la plastique de madame Cave, Susie Bick, le couple étant shooté par la photographe française Dominique Issermann.

La production est signée par le complice des années Birthday Party, Nick Launay, et la chorale des enfants de l’école Saint Martin à Saint-Rémy-de-Provence assure les chœurs sur trois titres, « We No Who U R », « Higgs Boson Blues » et « Push The Sky Away », trois des plus belles compositions de ce disque majeur acclamé par la critique.
Sorti le 18 février 2013, Push The Sky Away a été présenté dans son intégralité au public californien le 21 février au Fonda Theater d’Hollywood, le concert étant streamé sur YouTube. Mick Harvey a quitté l’aventure (c’est le premier album des Bad Seeds où il n’apparait pas) et Barry Adamson fait son retour pour la première fois depuis Your Funeral… My Trial en 1986. C’est la dernière apparition de Conway Savage, le clavier du groupe de 1990 à 2017, qui mourra à l’âge de 58 ans en 2018 d’une tumeur au cerveau. L’album Ghosteen de 2019, le 17ème des Bad Seeds, lui sera dédié.
Quand sort Push The Sky Away, Nick Cave est devenu le nouvel homme en noir, un Johnny Cash messianique dont les concerts sont des célébrations d’une intensité comparable à ceux des Doors, quand Jim Morrison haranguait la foule et la transportait dans un autre monde. Nick n’est plus le chanteur chétif et hargneux déversant sa bile noire sur un public en furie mais une pop star ténébreuse qui a élargi son public sans sombrer dans la parodie ou la facilité.

« Si je devais utiliser cette métaphore claquée des albums qui sont comme des enfants, alors Push The Sky Away serait le bébé fantôme dans l’incubateur et les loops créés par Warren les petits battements de son cœur tremblant », déclarait Nick lors de la sortie du disque.
Un peu plus d’un an après sa sortie, en septembre 2014, un documentaire titré 20.000 Days On Earth racontait l’enregistrement et se terminait par une image touchante, Nick Cave entouré de ses deux jumeaux Earl et Arthur regardant le Scarface de Brian De Palma à la télé. Une image qui prendra bientôt une dimension tragique : En effet, en juillet 2015, alors qu’il a pris du LSD, Arthur tombe du haut d’une falaise non loin de Brighton et meurt de ses blessures. Il avait 15 ans. Cette tragédie sera au cœur du seizième album de Nick et ses Seeds, Skeleton Tree.
Skeleton Tree (2016)
Quatrième Rewind donc avec ce disque de deuil dont la couverture est d’une sobriété extrême, noire avec le nom du groupe et le titre en lettres vertes façon computer des années 2000. Si le disque était déjà très avancé quand Nick a appris la tragédie, il a été modifié et la plupart des paroles ont été réécrites. Si Nick Cave n’a jamais vraiment été un artiste feel good, Skeleton Tree est une plongée dans la noirceur d’une rare intensité, et sans l’aide de l’éléctricité à volume 11. Le chagrin et le sentiment de perte planent sur ce disque sublime qui prouve que l’art peut être une béquille à la douleur.

« Girl In Amber » est d’une beauté cruelle, « I Need You » est déchirant, et l’ensemble des compositions, toutes signées Cave & Ellis, servent avec grandeur les textes de Nick, qui n’évoque jamais directement son fils disparu mais dont la présence envahit cet album hanté. En revanche, ce décès tragique est au cœur d’un documentaire inclassable, One More Time With Feeling, réalisé par Andrew Dominik. Dès les premières images, où le chanteur apprend la mort d’Arthur, on est plongé au cœur d’un drame intime où vont se succéder les témoignages poignants, dont ceux de Susie, la mère d’Arthur, intercalés de séquences live enregistrées aux Air Studios à Londres, 35 minutes avec des titres de l’album filmés en équipe réduite.
C’est le chanteur qui a initié et financé ce documentaire, diffusé dans les salles de cinéma la veille de la sortie de Skeleton Tree puis disponible en Blu-ray/DVD. Le titre est tiré d’une ligne de « Magneto », une chanson de l’album, et rarement le terme usé d’« exorcisme musical » aura été aussi approprié. Une des raisons de son existence fut d’éviter d’avoir à assurer la promo du disque, et par là même de ne pas être amené à évoquer la mort d’Arthur avec les journalistes. En mai 2022, un autre fils de Nick Cave, Jethro, trouve la mort à 31 ans. Ayant grandi à Melbourne avec sa mère, Jethro n’avait rencontré pour la première fois son père biologique qu’à l’âge de huit ans.
La puissance de One More Time With Feeling et du disque dont il est le corollaire pose la question de la spiritualité de Nick Cave, grand lecteur de la Bible et obsédé par le catholicisme : « Je suis le genre de mec très clous-et-marteau » (« I’m a hammer-and-nails kind of guy »), aime-t-il répéter. Pourtant, les croyances de Cave ne passent pas par la pratique traditionnelle de la religion organisée : « Je crois en Dieu malgré la religion, pas à cause d’elle », expliquait-il sur la BBC à Jarvis Cocker en 2010.

Sur son blog, Cave a expliqué avoir du mépris pour l’athéisme, la religion organisée, la politique bipartisane radicale et la culture woke, et rejette avec force cette « cancel culture » qui entend faire disparaitre des artistes du champ médiatique pour des propos ou des attitudes politiquement incorrectes. Mais même si l’on oublie le contexte tragique de la conception de Skeleton Tree, ce disque s’impose comme un diamant noir dans la discographie abondante de Nick Cave, et est sans aucun doute l’un de ses plus intenses projets.
Wild God (2024)
Rewind 5 et 18ème album des Mauvaises Graines, Wild God a été accueilli par la critique et le public comme un retour à une forme d’optimisme. Surtout après l’élégiaque et spirituel Ghosteen, album conçu avec Warren Ellis dont la couverture, une version du jardin d’Éden peinte en 2001 par Tom duBois, donnait le ton, celui d’une œuvre baignée dans le mysticisme avec des tonalités ambient et une présence vocale différente de celle des précédents albums (Nick chante en falsetto en lieu et place de son baryton habituel).

Wild God, sorti en août 2024, est d’une tout autre texture. Enregistré en Provence à Miraval et à Londres au studio Soundtree avec parmi les invités extra Bad Seeds le bassiste de Radiohead Colin Greenwood, ce disque aurait pu avoir un autre titre. Nick Cave : « Warren m’a demandé comment on allait appeler l’album. J’avais trois idées, qui étaient trois titres de morceaux du disque, “Conversion”, “Joy” et “Wild God”. On en a discuté et on a trouvé que “Conversion” était probablement trop ouvertement religieux et pourrait effrayer le public. On aimait bien “Joy” mais j’ai eu peur que l’on interprète ce mot comme “Joyeux”, ce qui était trompeur. Il restait donc “Wild God”. Et on était tous les deux d’accord pour dire que c’était un titre puissant et mystérieux pour ce disque ».
On notera parmi les invités de cet album de renaissance Anita Lane, dont la voix vient hanter « O Wow O Wow (How Wonderful She Is) ». Cette chanteuse née à Melbourne partagea les bancs du Prahran College of Technology avec Rowland S. Howard (futur guitariste de Birthday Party) et devint la Lolita de Cave, qu’elle rencontra à l’âge de 17 ans. Brièvement membre des Bad Seeds et petite amie de Nick, elle sortit quelques albums et après avoir émigré à Berlin puis Essaouira, c’est à Melbourne qu’elle finit ses jours. Anita avait 61 ans. Sa voix dans le morceau de Wild God est extraite d’un message téléphonique, et Nick Cave consacra quelques instants de son concert parisien à l’Accor Arena le dimanche 17 novembre 2024 à sa mémoire, racontant qu’elle fut une personne qui compta dans sa vie.

Le plus étonnant témoignage sur ce concert magnifique fut résumé en un tweet : « J’ai vu Nick Cave récemment à l’Accor Arena et j’ai vraiment été frappé par le titre “Joy” dans lequel il chante “Nous avons tous trop connu la tristesse, maintenant est venu le temps de la joie”. Et je me disais en moi-même que ouais, c’est plutôt vrai ». Signé… Bob Dylan, 0 abonnements, 719 posts, abonné Tweeter depuis mars 2009.












Toujours très intéressé par la justesse des commentaires d’Olivier Cachin (j’ai bien connu son père qui fut mon maitre de thèse)