Vous l’avez sans doute remarqué, de plus en plus de films adoptent une palette colorimétrique terne ou désaturée. C’est dommage car chaque nouvelle génération de TV UHD 4K et de vidéoprojecteurs 4K couvre un plus large espace colorimétrique ! Un article du magazine Vox s’est penché sur la question en janvier dernier. Son auteure, Emily St. James, évoque plusieurs explications à cette uniformisation de la colorimétrie des blockbusters hollywoodiens.

Explication n° 1 : l’étalonnage numérique des couleurs
Le tournage d’un film s’étire sur plusieurs semaines voire plusieurs mois. Lors du montage, les séquences qui sont assemblées peuvent avoir été tournées sur différentes journées. La lumière peut alors être différente, impactant le décor (feuilles des arbres, ciel…) avec des teintes qui ne correspondent pas entre les différentes scènes. Il faut alors passer par une phase de synchronisation des couleurs.
Avant l’apparition du numérique, cette correction des couleurs se faisait physiquement, grâce à des produits chimiques appliqués en laboratoire sur les négatifs des films. Rapidement, les cinéastes ont exploité cette technique pour donner une tonalité particulière à certaines scènes afin d’amplifier les émotions du public.
À la fin des années 1990, la possibilité de numériser des négatifs a permis de manipuler encore plus facilement les propriétés de l’image. Le premier film à avoir été scanné pour ce genre de manipulation fut Pleasantville (1998). Dans ce film, deux adolescents des années 90 sont aspirés dans un monde de sitcom en noir et blanc des années 50. L’ensemble du film a été tourné en couleur, puis converti numériquement en noir et blanc, avec une poignée d’éléments conservés en couleur pour différents effets.
Le premier film à utiliser la manipulation numérique des couleurs pour les faire correspondre à une palette de couleurs réalisée numériquement est O’Brother des frères Coen. Ces derniers souhaitaient obtenir une palette jaune sépia alors que le film allait être tourné dans le Mississippi en été, avec des décors naturels d’un vert luxuriant. Le directeur de la photographie Roger Deakins a d’abord pensé à appliquer des filtres physiques à l’objectif. Il s’est finalement tourné vers la société Cinesite, celle-là même qui venait d’innover avec son travail sur le film Pleasantville.
En 2001, Jean-Pierre Jeunet est le premier réalisateur français à utiliser l’étalonnage numérique des couleurs pour Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. C’est Didier Le Fouest qui se charge de donner une atmosphère unique aux images du film.
“Au début des années 2000, cela faisait déjà dix ans que je travaillais sur toutes les publicités que Jean-Pierre Jeunet réalisait entre deux films. Par contre, à l’époque, l’étalonnage pour les films se faisait encore en laboratoire photochimique : il s’agissait du même travail, mais avec très peu de latitude.
Or, sur Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, les outils étaient à peu près en place pour que l’on puisse étalonner un film cinéma en numérique. Le film étant tourné en pellicule 35 mm, il fallait scanner la pellicule, retravailler sur l’image avec nos outils numériques, puis transférer le résultat sur pellicule.
Nous n’étions que les troisièmes à étalonner avec cette méthode. Les frères Coen avaient déjà essuyé les plâtres sur O’Brother : ils y avaient passé des mois et il y avait encore quelques soucis. C’était donc extrêmement expérimental. Et en prime, c’était mon premier long-métrage.
Quand Jean-Pierre m’a invité à travailler sur ce film, sa référence était le film Evita d’Alan Parker, dont la photo était signée Darius Khondji : il voulait une image monochrome et chaude avec, en plus, des petites taches de couleurs très vives.”
De nos jours, presque tous les films et émissions de télévision ont un DIT (digital imaging technicians – technicien en imagerie numérique) dédié qui travaille avec le directeur de la photographie et le réalisateur. Ils déterminent ensemble à quoi devrait ressembler l’image en lui appliquant toute une série de filtres numériques. Désormais, les directeurs de la photographie et les autres membres de l’équipe de production d’un film doivent savoir comment travailler avec ces processus numériques.
Ces techniques numériques sont omniprésentes à Hollywood. De nombreux projets se déroulent aujourd’hui avec ce qu’on appelle une « table de correspondance » (LUT – Lookup Table). Celle-ci permet de manipuler presque instantanément les images brutes capturées sur le plateau et de voir à quoi elles pourraient ressembler après traitement numérique des couleurs. La LUT présente en quelque sorte la palette de couleurs visée et constitue généralement une base de travail. Les couleurs peuvent ensuite être retravaillées scène par scène, même si cela demande beaucoup de temps. Mais si la LUT convient au réalisateur et à la production, on peut l’appliquer très facilement à l’intégralité des scènes du film.
L’étalonnage numérique des couleurs permet donc d’uniformiser facilement la colorimétrie et la tonalité des couleurs de plusieurs scènes tournées à différents moments, pour qu’elles s’intègrent mieux lors du montage. Il sert aussi à donner une tonalité particulière à une ou plusieurs scènes d’un film ou d’une série. Plus globalement, il simplifie la mise en place d’une charte colorimétrique pour un projet global afin de lui conférer une identité visuelle unique.
Explication n°2 : l’influence de Matrix
L’essor des techniques de coloration numérique s’est produit à la fin des années 1990 et au début des années 2000. À l’époque, de nombreux films adoptent une esthétique sombre et légèrement crasseuse : Le Silence des agneaux (1991) et Se7en (1995) arborent des palettes de couleurs extrêmement influentes striées de noirceur.
Matrix (1999) marque sans doute un point de bascule dans l’usage de la correction numérique des couleurs. Les symboles verts qui défilent sur l’écran noir de l’ordinateur imprègnent l’atmosphère visuelle du film. Les protagonistes sont baignés dans cette lumière verte numérique lorsqu’ils se trouvent dans le monde fictif généré par la matrice.
« Le premier Matrix était très stylisé, et presque chaque scène était une petite vignette à elle seule dans une couleur particulière. Le vert était la couleur de la matrice et le bleu était la couleur du monde réel », déclare Peter Walpole, production designer de The Matrix Resurrections, le quatrième film de la franchise. « C’est très spécifique dans ce premier film, et ça marche incroyablement bien. Cela améliore l’art et la conception du film dans son ensemble, qu’il provienne des Wachowski ou des personnes qui l’ont allumé et conçu.”
De nombreux films se sont ainsi inspirés du travail réalisé sur les couleurs de Matrix, avec plus ou moins de réussite selon la subtilité déployée dans l’usage de la correction numérique.
« J’ai demandé à [Lana Wachowski] dans quelle mesure nous allions garder les premiers films comme référence, et elle a dit : ‘Notre film est un film différent. Ne vous en faites pas », a déclaré Daniele Massaccesi, le directeur de la photographie de Matrix: Resurrections. Il a ajouté que le look vert et gris de l’original avait du sens en 1999, mais pas tellement en 2021.
Explication n° 3 : une contre-réaction aux couleurs très vives obtenues avec la technologie numérique
Dans la seconde moitié des années 2000, “lorsque les appareils photo numériques sont apparus, ils étaient naturellement plus saturés et plus éclatants. Pendant un certain temps, tout ce que nous voyions était super-saturé, et super-vif” déclare le directeur de la photographie Christian Sprenger à qui l’on doit Station Eleven. « Je pense que beaucoup de cinéastes voient presque cela comme une antithèse du cinéma. Si vous regardez vraiment l’histoire du cinéma, beaucoup de choses ne sont pas aussi colorées et saturées que ça. Je pense donc que les gens retirent cela pour essayer de rendre le numérique un peu plus proche du cinéma. » C’est une idée reprise par Gina Gonzalez, coproductrice de Station Eleven, qui souligne que c’est principalement dans les publicités que l’on trouve des couleurs hyper-saturées. Et aucun film de cinéma ne veut ressembler à une publicité.
Donc, si les couleurs vives sont inconsciemment associées à la publicité (et la publicité a toujours aimé les couleurs vives), il peut sembler logique que les couleurs plus ternes soient destinées aux films de cinéma.
Explication n°4 : la fin du monde nous obsède
Dans les films de super-héros sortis ces dernières années, les couleurs moins vives sont reines, à quelques exceptions près. C’est d’autant plus ironique que ces personnages de bandes dessinées sont souvent représentés, sur le papier, avec les couleurs les plus vives et les plus éclatantes possibles.
Cette désaturation des couleurs dans les films de super-héros a certainement à voir avec la fréquence à laquelle ces histoires traitent d’enjeux énormes, potentiellement la fin du monde. Or, notre vision de la fin du monde est fortement influencée par les récits de l’après-guerre nucléaire du milieu du XXe siècle, qui se déroulent dans un paysage gris et aride où les nuages bas bloquent le soleil. Cette vision est tellement omniprésente que pratiquement tous les films post-apocalyptiques récents ressemblent à cela, même s’il existe des exceptions (Mad Max : Fury Road, par exemple). Pas étonnant que nous en soyons venus à associer cet aspect délavé aux enjeux de la fin du monde. Donc, si vous racontez beaucoup d’histoires où la fin du monde est possible, la désaturation sera votre outil cinématographique de prédilection.
Il existe évidemment d’autres manières de raconter ces histoires, comme l’illustre très bien la nouvelle série Station Eleven (HBO Max) qui décrit un monde post-apocalypse luxuriant, vert et beau. La palette de couleurs de la série fait délibérément appel à des rouges, des bleus et des verts riches. Le travail de post-production sur la couleur numérique a tiré les couleurs vers des teintes plus riches et plus saturées.
« À bien des égards, nous avons essayé d’inverser le genre post-apocalyptique », a déclaré Patrick Somerville, créateur et showrunner de Station Eleven. « Calme, grand, expansif, beau, vert. Pas détruit. Juste immobile. »
Pourtant, même si les histoires de fin du monde peuvent prendre un virage vers le coloré, la tendance à rendre le post-apocalypse gris et délavé ne cessera probablement jamais d’être la principale façon dont nous présentons ces récits. L’après-apocalypse n’est pas la seule raison pour laquelle nous associons les gris aux moments graves – l’ambiance sombre et ombrageuse apparaît dans les arts visuels tout au long de l’histoire de l’humanité. Mais avec la fin du monde qui nous guette à chaque coin de rue, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le post-apocalypse est devenu un raccourci visuel pour les choses sérieuses.
Toutes ces réponses permettent de comprendre comment les films en sont arrivés à utiliser des palettes colorimétriques ternes. Mais il y a une autre explication qui mérite d’être prise en compte : l’intersection de ces techniques avec les effets visuels numériques. Et pour en parler, il faut revenir 20 ans en arrière, avec quelques films extrêmement influents.
Explication n°5 : masquer les effets numériques
En travaillant sur son article, Emily St. James espérait trouver la réponse à l’une des questions qu’elle se posait depuis longtemps : pourquoi les éditions DVD/Blu-ray en version longue des films du Seigneur des Anneaux ont-elles un grade de couleur légèrement différent de celui des versions cinéma ?
La version cinéma du premier volet était luxuriante et colorée tandis que la version longue, qui ajoutait de nouvelles séquences au film, présentait une tendance à la désaturation. Cette disparité s’est maintenue, jusqu’à la sortie des nouveaux remasters Blu-ray 4K des films en 2020 qui ont retrouvé leur couleurs originelles.
Les films du Seigneur des Anneaux sont pleins d’effets visuels générés par ordinateur, qui, dans l’ensemble, résistent encore à l’examen. Mais les effets de la version cinéma ont bénéficié d’un temps et d’une attention que les effets de la version longue n’ont pas pu recevoir de la même manière, puisqu’ils étaient destinés à un projet direct sur DVD réservé aux fans.
Un des truismes des effets informatiques est qu’il est plus facile de cacher leurs contours si vous les placez dans un environnement sombre ou pluvieux. L’attaque du T. rex dans Jurassic Park en est un très bon exemple : il apparaît quand il fait sombre et qu’il pleut.
Mais si la scène ne se déroule pas dans l’obscurité ou sous la pluie, existe-t-il un moyen d’obtenir le même effet sans avoir à créer, par exemple, une nuit artificielle ? C’est possible si l’on plaque un nuancier numérique désaturé sur le tout ! En effet, un tel étalonnage peut contribuer à rendre les effets spéciaux numériques moins décelables, à mieux les intégrer.
« Si vous avez un effet visuel qui est net, et que vous savez que vous allez lui appliquer un aspect désaturé, vous savez aussi que ce n’est pas grave qu’il soit aussi net, sortant du fournisseur de VFX. Parce que vous savez qu’il va y avoir une certaine douceur ajoutée par le processus de traitement des couleurs », a déclaré Gina Gonzalez.
Si on regarde la chronologie et l’influence de ces films, il est vraisemblable que la trilogie du Seigneur des Anneaux ait initié cette tendance à l’utilisation de l’étalonnage numérique des couleurs pour mieux intégrer les effets spéciaux numériques.
En lisant ces différentes explications, on comprend donc qu’il n’y a pas de réponse unique à la question de savoir pourquoi la désaturation est partout. Mais si la couleur peut créer des émotions très fortes chez les spectateurs, il est légitime de se demander pourquoi tant de cinéastes n’exploitent pas cet outil et se contentent de faire ce que tout le monde fait ?
Comment profiter au mieux d’un film, dans le respect de l’intention du réalisateur ?
Pour savourer pleinement l’étalonnage des couleurs voulu par le réalisateur, il est primordial de posséder un téléviseur ou un vidéoprojecteur avec des réglages image bien calibrés. Sur les TV récentes, le mode image cinéma est généralement bien étalonné et ne nécessite pas d’ajustement, ou très peu.
Si votre téléviseur est doté du mode Filmmaker, c’est lui qu’il faut privilégier. Développé par les principaux fabricants de téléviseurs en partenariat avec l’UHD Alliance et les studios de cinéma hollywoodiens, il est conçu pour respecter le plus fidèlement possible la vision des réalisateurs.
Présent sur de nombreuses TV également, le mode IMAX Enhanced convient particulièrement bien pour les contenus produits dans ce format.
Enfin, investir dans une TV OLED Panasonic dont la calibration des couleurs est réalisée par des coloristes travaillant dans les grands studios de postproduction d’Hollywood est également la garantie de profiter des images des films et des séries avec un rendu fidèle aux intentions du réalisateur et du directeur de la photographie.
Sources :
- Emily St. James – Colors: Where did they go? An investigation – 10 janvier 2022 – Vox
- Les secrets du cinéma – ÉPISODE 6 – Les couleurs du Fabuleux destin d’Amélie Poulain – //welovecinema.bnpparibas
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