Leonard Cohen – Le Rewind présenté par Olivier Cachin

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Un génie du folk ? Un lyriciste d’exception ? Un sage dans un showbiz peuplé de mégalos ? Leonard Cohen, c’était tout ça et bien plus. Retour sur la carrière du barde canadien le plus charismatique en cinq albums cruciaux, c’est sur Le Rewind de décembre. Go.

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Songs of Leonard Cohen (1968)

Et on commence… Par le commencement, avec ce premier album paru en 1968, Songs of Leonard Cohen. Leonard est alors un poète reconnu (son premier recueil de poésies, Let Us Compare Mythologies, est paru en 1956), un auteur apprécié, mais pour un public spé. Oh, il a bien tenté de se lancer dans la musique quand il était encore un jeune rookie, jouant de la guitare dans le groupe Bucksin Boys, depuis longtemps oublié. Il a même effectué le pèlerinage à Nashville dans le but de devenir auteur de country music, mais c’est finalement à New York qu’il va trouver son ancrage musical.

Pochette de l'album Songs of Leonard Cohen (1968) de Leonard Cohen
Avec son premier album, « Songs of Leonard Cohen » en 1968, Leonard Cohen, déjà reconnu comme poète et auteur, fait ses débuts musicaux à New York.

En novembre 1966, la chanteuse Judy Collins enregistre sa version de « Suzanne », et le producteur renommé John Hammond s’intéresse à ce jeune artiste prometteur à la voix grave et aux textes subtils qui n’est déjà plus tout jeune (Il a 34 ans quand il le rencontre). Il le signe chez Columbia Records, et ce premier essai est un coup de maitre. 

Tout dans ce premier disque respire le talent inné, avec sa version de « Suzanne » mais aussi le très nostalgique « So Long Marianne », « Sisters Of Mercy » (dont le titre inspira le groupe goth rock éponyme fondé en 1980 par Andrew Eldritch) et « The Stranger Song », dont il perdit les droits éditoriaux au profit de son arrangeur Jeff Chase et ne les récupéra que vingt ans plus tard. Dans une interview donnée en 1997 à Nigel Williamson, Cohen racontait la genèse de « Sisters Of Mercy » :

J’étais à Edmonton durant une tempête de neige et je m’étais réfugié dans le lobby d’un bureau. Il y avait là deux jeunes voyageuses, Lorraine et Barbara, qui ne savaient pas où aller. Je les ai invitées dans ma chambre d’hôtel, elles se sont glissées dans mon lit et se sont immédiatement endormi pendant que j’étais assis sur un fauteuil, les regardant dormir. Je savais qu’elles m’avaient offert quelque chose et avant qu’elles ne se réveillent, j’avais fini d’écrire le morceau et je l’ai chanté pour elles.

Death of a Ladies’ Man (1977)

Rewind deux, et on entre dans l’antre de la folie puisque le producteur de ce grandiose Death of a Ladies’ Man n’est autre que le génial dingue Phil Spector, inventeur du fameux concept « Wall of Sound », qui avait pour habitude de sortir son flingue durant les sessions d’enregistrement. Cinquième album de Leonard Cohen, ce monument teinté d’érotisme est un tournant important pour son auteur, qui laisse tomber son style intimiste et s’ouvre à des sonorités grandioses, culminant avec l’incroyable « Don’t Go Home With Your Hard-On », dont les backing vocals sont assurés par Bob Dylan et Allan Ginsberg, le pape de la Beat Generation.

Pochette de l'album Death of a Ladies’ Man (1977) de Leonard Cohen
Death of a Ladies’ Man » est le cinquième album de Leonard Cohen, marqué par l’influence du génial mais excentrique producteur Phil Spector, créateur du « Wall of Sound ».

Leonard a longuement commenté cet enregistrement tumultueux, se reprochant de ne pas avoir été d’assez forte composition pour s’opposer à certains choix artistiques de Spector, qui a eu la mainmise sur le disque. Des gardes du corps souvent présents et toujours armés, beaucoup d’alcool et une ambiance détestable :

J’aimais bien les flingues mais en règle générale je n’en ai pas sur moi, et c’est dur de ne pas faire attention à un colt .45 posé sur la console du studio.

Pourtant, quand Leonard est seul avec Phil, les choses se passent plutôt bien, mais quand débarque la cohorte de fans louches et d’hommes de main, tout change. Dans la biographie que lui a consacré Ira Nadel, il se souvient d’une soirée en studio durant laquelle Spector a pointé un pistolet chargé et armé à la gorge du chanteur en lui susurrant « Je t’aime, Leonard », qui lui répondit « J’espère bien que tu m’aimes, Phil ».

Si « Fingerprints » est imbibé d’un parfum country music, d’autres compositions, comme le très élégiaque « Paper Thin Hotel » et le splendide « Iodine », sont aussi intimistes qu’élégantes. Le sexe et la sensualité sont omniprésents dans ces huit morceaux, évoquant les murs d’un hôtel si fins que le chanteur entend sa femme faire l’amour avec un autre homme, l’érection masculine, la vieillesse qui n’épargne pas la beauté, une chambre aux multiples miroirs et la mort d’un homme à femmes, chanson finale de la face B, neuf minutes vingt en immersion dans l’âme de Leonard Cohen. 

Si aujourd’hui ce disque est un classique de son auteur, il fut pourtant dans un premier temps désavoué par lui, car la fin de l’enregistrement fut l’occasion d’un tour de passe-passe signé Spector, qui prit la fuite avec les bandes et entreprit de les mixer seul, comme il l’avait déjà fait auparavant avec le disque de John Lennon. Les voix de Cohen n’étaient, du point de vue du chanteur, pas celles qui devaient être sur le disque finalisé mais plutôt des voix-témoins. Cohen dut se résigner et ne put rien faire face à la mégalomanie de Spector :

J’avais l’option de lever ma propre armée privée et de me confronter à lui sur Sunset Boulevard ou celle de laisser tomber… J’ai laissé tomber

I’m Your Man (1988)

Rewind 3, l’album d’une certaine renaissance, I’m Your Man. Quatre ans après Various Positions, qui marquait un nouveau tournant, Leonard est de retour avec un disque solide, entre émotion et grosse production, riche de plusieurs standards. Réalisé avec la complicité de Jeff Fisher, ce disque à l’ambiance cinématographique qui n’est pas sans rappeler certaines musiques de films signées Ennio Morricone, s’ouvre avec un titre prophétique et sombre, « First We Take Manhattan », où le ton désabusé de Cohen fait merveille, évoquant avec un certain fatalisme le terrorisme international, comme un prélude à ce 21ème siècle qui débuta, treize ans après ce disque, avec les avions kamikazes du World Trade Center à Manhattan. Synthétiseurs, séquenceurs, instruments exotiques et boites à rythmes cohabitent dans cette sélection de chansons où dominent « Tower Of Song » et « I’m Your Man », deux morceaux de référence au tempo langoureux et aux paroles d’une grande sensualité.

Pochette de I’m Your Man (1988) de Leonard Cohen
I’m Your Man, réalisé avec Jeff Fisher, fusionne synthétiseurs, séquenceurs et instruments exotiques, offrant des morceaux de référence comme « Tower Of Song » et « I’m Your Man » aux paroles sensuelles.

Enregistré entre Montréal, Los Angeles et Paris, l’album est produit par Leonard Cohen lui-même, qui a trouvé sa voix après une première évolution avec Various Positions. Les textes sont bien évidemment somptueux, « Everybody Knows » pratique l’anaphore, soit la répétition d’une même phrase en ouverture de chaque strophe, et s’avère être un texte d’un pessimisme certain, avec une pointe d’humour noir : « Tout le monde sait que les dés sont pipés, tout le monde sait que le combat est truqué, tout le monde sait que les gentils ont perdu, tout le monde sait qu’on vit éternellement quand on a sniffé une ou deux lignes »… 

Leonard se frotte au rythme à trois temps sur « Take This Waltz », sa traduction d’un poème de Federico Garcia Lorca, qu’il avait découvert à l’âge de 15 ans :

Je parcourais les rayons d’une librairie à Montréal et je suis tombé sur un de ses livres, dans lequel j’ai lu ces lignes : “Je veux passer sous les arches d’Elvira, voir ses cuisses et commencer à sangloter”. Je me suis dit “C’est là que je veux être”. (…) C’est donc avec un sentiment immense de gratitude que je paie ici ma dette à Federico Garcia, au moins un fragment, une miette, un cheveu, un électron de cette dette en lui dédiant cette chanson, cette traduction d’un de ses grands poèmes “Little Viennese Waltz”, devenu “Take This Waltz” .

Live In London (2009)

Rewind 4, et on entre de plain-pied dans le 21e siècle de Leonard avec ce brillant Live In London sorti en 2009. Bien sûr, les classiques sont au rendez-vous, on y reviendra. Mais la première question que posait l’annonce du retour sur scène de Leonard Cohen en 2008 était : Pourquoi ? Artiste discret et peu porté sur les spotlights, Cohen n’a jamais été une bête de scène alors pourquoi donc, à 73 ans, choisissait-il de reprendre son bâton de pèlerin folk rock et d’arpenter les scènes du monde entier au son de « Suzanne » et « Hallelujah » ?

Pochette de l'album Live In London (2009) de Leonard Cohen
Avec le brillant « Live In London » en 2009, Leonard Cohen, discret et peu porté sur les projecteurs, surprend à 73 ans en reprenant la scène mondiale avec ses classiques tels que « Suzanne » et « Hallelujah ».

L’explication est juridique et financière : Kelley Lynch, en charge des affaires financières de Cohen et si proche de lui qu’elle était considérée comme membre de la famille, s’est retrouvée au cœur d’une affaire de détournements des fonds de l’artiste, dont elle aurait accaparé la fortune et vendu sans sa permission les éditions de certaines de ses plus fameuses chansons.

Problème qui n’aida pas à la résolution rapide de l’arnaque : Leonard Cohen était en retraite spirituelle de cinq ans (vous avez bien lu) au Zen Center Mount Baldy (près de Los Angeles) pendant les exactions. Cinq millions de dollars auraient été détournés, laissant à l’artiste un compte en banque de 150.000 dollars.

Procès, injonctions, jugements, insolvabilité, le cercle infernal se referme sur le chanteur, vainqueur mais ruiné. Mais cette sale histoire de fric eut, ultime paradoxe, ses bons côtés puisque cette tournée fut non seulement un triomphe, mais une résurrection. Leonard Cohen, qui fut tellement au creux de la vague au début des eighties qu’il chanta dans des festivals français en début de journée, est désormais une icône avérée. 

Entre le succès de l’hymne « Hallelujah », dont la version Jeff Buckley amplifia l’ampleur, et la puissance d’albums comme I’m Your Man, le Canadien était entré dans la légende. Son induction en 2008 au Rock & Roll Hall Of Fame fut une autre étape de cette sanctification universelle tardive, le monde aimant les héros qui bafouent les pronostics et connaissent un regain de popularité au crépuscule de leur carrière, qu’ils se soient appelé Rodriguez, Cesaria Evora ou Leonard Cohen, qui déballe ici 26 titres d’un répertoire immaculé. « So Long, Marianne » et « Suzanne » sont les fantômes du passé, deux femmes qui comptèrent dans la vie de ce Ladies’ man et qui ont pris une option pour l’éternité en hantant ces compositions racontant une époque révolue, un monde perdu. 

Quatrième album live et premier depuis huit ans (Field Commander Cohen : Tour Of 1979 était sorti en 2001), ce double vinyle capture l’émotion d’un show entre l’intime et le barnum, sans jamais se départir de son élégance en toutes circonstances. « Dance Me To The End Of Love » et « The Future » ouvrent le bal, histoire de ne pas graver l’événement dans la roche du passé acoustique mais pour prendre une solide option électrique, voire électronique, sur le présent. « Bird On A Wire » côtoie « Who By Fire », Marianne rencontre Suzanne, et les saillies verbales de Leonard montrent que dans son malheur, il n’a pas perdu son sens de la dérision :

Ça fait un bon moment que je n’ai pas été sur une scène londonienne. C’était il y a une quinzaine d’années. J’avais 60 ans, un gamin avec des rêves fous. Depuis j’ai pris beaucoup de Prozac, de Paxil, de Wellbutrin, d’Effexor, de Ritalin, de Focalin. J’ai aussi étudié en profondeur les philosophies des religions mais la gaité a persisté à prendre le dessus.

You Want It Darker (2016)

Rewind 5, et là c’est la fin. Tout le monde le sait, Leonard le premier, cet album sera son ultime témoignage discographique, celui d’un grand artiste face à la mort. Le titre annonce la couleur : You Want It Darker, noir comme la mort, mais sans amertume ni rage, comme si le décès récent de Marianne Ihlen, qui inspira « So Long, Marianne », morte à Oslo à 81 ans le 20 juillet 2016, trois mois avant lui, avait été l’amorce du compte à rebours de sa propre disparition. Cohen lui avait écrit peu avant sa mort : « Je suis juste derrière toi, assez près pour te tenir la main. (…) Je n’ai jamais oublié ton amour et ta beauté, tu le sais. (…) Bon voyage, ma vieille amie. On se revoit sur la route. Amour et gratitude »

Pochette de l'album You Want It Darker de Leonard Cohen (2016)
Avec « You Want It Darker », Leonard Cohen offre son ultime témoignage discographique, faisant face à la mort avec sérénité, inspiré par le décès de Marianne Ihlen, l’amie qui lui avait inspiré « So Long, Marianne ».

L’album s’ouvre avec une supplique au Très Haut : « If You are the dealer, I’m out of the game » (Si c’est Toi qui distribues les cartes, je me couche). Un pied dans la tombe, déjà. Produit comme le reste de l’album par son fils Adam Cohen (qui signe également la photo de couverture), la chanson titre est intense comme l’acceptation d’une mort imminente.

La Torah et l’ancien testament sont évoqués, et les chansons naviguent entre sacré et profane. Plus que jamais, le sexe fait bon ménage avec la mort et l’extase dans les textes de Leonard Cohen. Barry White du folk hanté, il chante sur des tempos lents, mais jamais paresseux. « Leaving The Table » évoque le départ : « I’m out of the game », une nouvelle fois. « It Seemed A Better Way », dont la musique est composée par Patrick Leonard, est une supplique à Dieu, brève et tranchante, qui cite la bible. “Maintenant il est trop tard pour tendre l’autre joue”, regrette le chanteur. 

Des vinyles sous le sapin. Je découvre.

On quitte l’ange de l’amore sur une cascade de cordes, élégiaque conclusion d’un album qui était destiné à être le dernier, comme Blackstar le fut pour Bowie. Car le Canadien, à l’égal du chanteur britannique aux multiples incarnations, a choisi de mettre en scène ses adieux. De façon moins théâtrale certes, car ce n’est pas la maladie mais le grand âge qui aura eu raison de Leonard, si faible durant ses derniers mois qu’il enregistra ses vocaux dans son salon et les envoya par mail à ses musiciens.

Disque bref (36 minutes), chargé d’émotion, You Want It Darker est la plus belle conclusion imaginable pour cet artiste dont la carrière discographique aura duré 58 ans, parsemée de chansons où la poésie a toujours eu sa place. 

Thanks For The Dance, paru à titre posthume trois ans après sa mort, invitait quelques pointures comme Daniel Lanois, Beck, Feist et Jennifer Warmes (collaboratrice de longue date), pour un ultime adieu au poète disparu.


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